CHAPITRE TRENTE-SIX
« J’espère que nous savons ce que nous faisons, Junyan, dit le commissaire Lorcan Verrochio, de la Direction de la sécurité aux frontières, lançant à son vice-commissaire un regard peu amène.
— Jusqu’ici, tout se déroule exactement comme prévu, lui fit remarquer Hongbo Junyan.
— Rafraîchissez-moi la mémoire : tout ne se déroulait-il pas exactement comme prévu la dernière fois, jusqu’au moment où ce fils de pute de Terekhov – qu’on n’avait bêtement pas inclus dans les plans – a propulsé droit en enfer tout le système de Monica ? demanda Verrochio, sans conteste acerbe.
— Si. » Hongbo s’efforçait de ne pas laisser percer son impatience dans sa voix et y réussissait à peu près. « Cette fois, cela dit, au lieu de compter sur une poignée de croiseurs de combat dirigés par des néobarbares qui n’avaient pas réussi à en remettre plus de trois en service, nous aurons trois escadres de la Flotte des frontières immédiatement disponibles. Et il y a aussi l’amiral Crandall en Macintosh. Je trouve que ça fait une différence notable dans l’équilibre des forces en présence, pas vous ? »
Verrochio hocha la tête, quoique visiblement pas encore tout à fait convaincu.
C’était étrange, se dit Hongbo. Il connaissait le commissaire depuis plus d’années T qu’il n’avait réellement envie d’y penser, et ce n’était certes pas l’individu le plus complexe qu’il eût jamais rencontré. Pourtant il lui arrivait encore de le surprendre à l’occasion. Il s’était attendu à ce que Verrochio bondisse sur une occasion de rendre à Manticore la monnaie de sa pièce pour la manière dont il avait été ridiculisé et dont sa base de pouvoir avait été sapée aux yeux des seules personnes qui lui importaient vraiment. Et que le commissaire voulût très exactement cela ne faisait aucun doute.
Toutefois, son ardeur initiale, la fureur chauffée à blanc qui l’avait possédé juste après la bataille de Monica, s’était notablement refroidie. Hongbo, tout favorable à ce changement sur le moment, l’avait encouragé de toutes ses forces. Hélas ! ses objectifs avaient changé – ou on les avait changés – depuis et il trouvait bien plus difficile que prévu de redémarrer l’appareil à colère de son supérieur. En grande partie, songea-t-il, maussade, à cause du commodore Francis Thurgood.
Hongbo n’était pas un expert des questions spatiales mais il savait qu’après la bataille le commandant de la Flotte des frontières affecté à Verrochio avait passé plusieurs jours à interroger les Monicains survivants et plusieurs semaines à analyser les données éparses à sa disposition. Ces dernières étaient extrêmement limitées, bien sûr. La seule véritable surprise – compte tenu du fait que les Manties avaient fait sauter toutes les plateformes de capteurs militaires du système – était que Thurgood eût seulement trouvé des données à examiner.
Les conclusions troublantes tirées par le commodore du peu dont il disposait avaient produit sur le commissaire un effet réfrigérant que toutes les analyses officielles effectuées par la hiérarchie de la FLS n’étaient pas tout à fait parvenues à dissiper. Hongbo ne savait pas si Thurgood avait communiqué sa propre analyse aux services de l’amiral Byng. C’était un officier étonnamment consciencieux, même pour la Flotte des frontières, aussi pouvait-on le supposer… même s’il était peu probable que quiconque, au sein du 3 021e groupe d’intervention l’eût écouté. Étant donné l’insondable mépris qu’éprouvait Byng pour la Flotte des frontières, tout avertissement provenant de Thurgood aurait été voué à l’échec. Pire, il aurait sans doute convaincu ce connard arrogant de penser exactement le contraire !
Thurgood avait en tout cas informé Verrochio et, comme le faisait remarquer son rapport, sans disposer d’un seul vaisseau plus gros qu’un croiseur lourd, les Manties avaient écrasé Monica. L’officier suggérait aussi (même si, à l’évidence, ses propres conclusions ne lui plaisaient guère) que, si les croiseurs de combat de Horster avaient été dirigés par des Solariens plutôt que par des Monicains, cela n’aurait peut-être pas fait de différence.
Lorcan Verrochio n’avait pas le moins du monde apprécié d’entendre cela. Hongbo Junyan non plus, d’ailleurs. Dans un sens, le vice-commissaire se moquait de la puissance de la flotte manticorienne. Même si chacun de ses matelots mesurait trois mètres, s’il était couvert de longs poils frisés, capable de survivre dans le vide, et s’il ne pouvait être tué qu’avec des balles d’argent, il ne pouvait y en avoir assez pour résister à la Ligue solarienne. Hongbo ne se rappelait pas qui, sur la Vieille Terre, avait dit « la quantité est une qualité en soi », mais ce cliché demeurait vrai, en particulier quand la différence quantitative était aussi grande qu’en l’occurrence. Il n’entretenait donc aucun doute sur ce qui finirait par arriver au Royaume stellaire de Manticore s’il entrait en guerre contre la Ligue.
Mais il y avait tout de même ce mot : « finirait ». Voilà pourquoi l’analyse de Thurgood l’inquiétait autant que son supérieur théorique. « Finirait » ne sauverait pas Lorcan Verrochio – ni Hongbo Junyan – à court terme si Thurgood avait raison. Même si la Ligue encaissait ses pertes et finissait par écraser l’Empire stellaire de Manticore comme un insecte, elle n’oublierait pas qui s’était débrouillé pour déclencher la guerre. Surtout si cette guerre commençait par la catastrophe intégrale que prédisait Thurgood.
Cela dit, Thurgood n’est pas au courant pour l’amiral Crandall, se dit Hongbo. Je me fiche de savoir à quel point les croiseurs lourds et les croiseurs de combat de Manticore sont redoutables : ils ne résisteront pas à soixante ou soixante-dix vaisseaux du mur.
« Quoi qu’il en soit, au moins, on ne s’est pas encore pris un retour de flammes », dit Verrochio en se tournant pour contempler par les fenêtres de son bureau une vue panoramique de Mont-des-Pins.
Sa voix ramena à la réalité Hongbo, lequel ne fit pas de commentaire, comprenant que son supérieur se parlait à lui-même.
Le commissaire croisa les mains derrière le dos en scrutant Mont-des-Pins. La ville, capitale du Royaume de Meyers avant que la Direction de la sécurité aux frontières ne vînt en libérer les sujets de gouvernants à l’évidence tyranniques (tous les gouvernants étaient tyranniques, après tout, non ?), était le centre de sa satrapie personnelle. Elle abritait bien plus de deux millions d’habitants, ce qui n’en aurait certes guère fait qu’une tête d’épingle sur une carte au sein du vénérable cœur de la Ligue mais était plus que respectable au sein des Marges. Comme tout haut fonctionnaire de la DSF, Lorcan Verrochio avait toujours l’ambition d’améliorer sa situation mais, à cet instant précis, il avait surtout conscience de ce qu’il risquait de perdre si les événements tournaient aussi mal que l’analyse de Thurgood le faisait craindre.
Oh, allons, Lorcan, se dit-il pour se donner du courage. Tu sais que Thurgood est une vraie vieille femme. Tu crois qu’il ne serait encore que commodore, à son âge, s’il avait la moindre idée de la manière dont fonctionne le monde ? On l’a envoyé ici pour se débarrasser de lui, pas à cause de son génie ! Et, bien sûr, il est terrifié depuis Monica. Jusqu’à ce que Byng arrive, c’était lui qui aurait dû affronter l’ennemi, et il ne disposait que d’une division de croiseurs lourds. Pas étonnant qu’il n’ait pas eu envie de croiser l’épée avec les grands méchants Manties !
« Je suppose que votre bon ami, monsieur Ottweiler, est satisfait pour l’instant, continua-t-il à l’adresse de Hongbo sans quitter des yeux les tours pastel de Mont-des-Pins.
— Pour l’instant, répéta l’interpellé, remarquant qu’Ottweiler était soudain devenu son « bon ami », en dépit du fait que Verrochio le connaissait depuis bien plus longtemps.
— Devons-nous envisager de briefer Byng à ce stade, à votre avis ?
— Je ne crois pas que ce soit nécessaire, Lorcan. » Le commissaire tourna enfin la tête, regardant Hongbo par-dessus son épaule, interrogateur. L’autre haussa les épaules. « Byng n’a pas besoin d’encouragements pour s’emporter contre tout Mantie assez malheureux pour croiser son chemin. C’est évident, vous ne trouvez pas ? »
Verrochio réfléchit un instant puis hocha la tête.
« Mon bon ami, comme vous dites, ne nous a pas demandé d’expliquer la situation à l’amiral Byng, fit remarquer Hongbo. Je ne crois pas qu’il en voie le besoin et, si ça lui convient, il a sans doute raison. Si tout va bien pour lui et ses supérieurs, tout va bien pour nous aussi. Et sinon, si jamais le vent tourne contre nous, il me semble qu’il sera bon de n’avoir aucune trace enregistrée de discussions qui pourraient nous faire accuser d’avoir poussé Byng. Si l’amiral veut entamer une action contre les Manties, grand bien lui fasse. Si ça nous profite, tant mieux. Sinon, ce sera la faute de la Flotte, pas la nôtre. »
Verrochio réfléchit encore puis acquiesça à nouveau. Son expression se détendit considérablement.
« En ce cas, dit-il en s’approchant du bureau pour y ramasser la première requête officielle d’assistance contre le harcèlement systématique manticorien adressée par la Nouvelle-Toscane à la Ligue, nous devrions classer ce papier pour le moment. Il serait stupide de foncer tête baissée, après tout.
— Tout à fait stupide, monsieur, en effet », acquiesça Hongbo.
Quiconque connaissait le fonctionnement de la DSF ne serait pas vraiment convaincu après coup, bien sûr, mais ça n’avait pas de réelle importance. Nul ne serait convaincu parce que les tactiques éprouvées étaient les meilleures – et les plus sûres. Le message néo-toscan représentait le premier pas d’une danse familière ; de la part de la vaste et impartiale puissance qu’était la Direction de la sécurité aux frontières, il serait inconvenant de se laisser pousser à une action prématurée inconsidérée. Elle devait préparer le terrain. Plusieurs messages et requêtes émanant de son intermédiaire du moment devaient s’accumuler avant qu’elle n’agisse, soulignant la nature grave et prolongée du problème une fois qu’on les communiquerait (éventuellement par une fuite) aux journaux. Avec un dossier assez épais, les chargés de propagande de la DSF pouvaient changer à peu près tout événement en une réaction noble et altruiste face à une situation intolérable.
Après tout, ce n’était pas l’expérience qui leur manquait.
« Très bien, dit Verrochio en poussant le papier vers Hongbo, sur le bureau. Allez-y, ouvrez un dossier. » Il eut un mince sourire en dépit d’un reste de malaise. « Je ne sais pas pourquoi, mais je crois que ça n’en sera pas le dernier élément. »
« Bonjour, Valéry », dit Hongbo Junyan deux jours plus tard, quand son secrétaire fit entrer Valéry Ottweiler dans son propre bureau, lequel, un peu plus petit que celui de Verrochio, ne présentait pas une aussi belle vue de Mont-des-Pins mais demeurait luxueux.
Le vice-commissaire le traversa pour serrer la main d’Ottweiler, qu’il escorta jusqu’à un agréable petit espace de conversation disposé autour d’une table basse en pierre sur laquelle étaient posées une cafetière isotherme, une théière et une corbeille de croissants frais. Hongbo fit signe à son visiteur de s’asseoir.
« Merci, Junyan », répondit Ottweiler.
Le Mesan s’installa dans le fauteuil qu’on lui désignait, attendit que son hôte lui servît en personne une tasse de thé puis le regarda verser du café dans sa propre tasse. C’était une petite scène d’intérieur presque familiale, songea-t-il, et la plupart des gens se seraient sans doute laissé prendre à l’attitude calme de Hongbo. Ottweiler, toutefois, qui le connaissait bien mieux que « la plupart des gens », remarqua son fond de nervosité.
« J’ai été un peu surpris que vous me demandiez cette réunion, déclara le vice-commissaire en s’asseyant enfin, son café en main. Nous avons reçu le premier message de Nouvelle-Toscane avant-hier, vous savez. Compte tenu des circonstances, je pensais qu’une certaine… discrétion était indiquée.
— Je n’ai pas appelé les journaux pour leur dire que je venais vous rendre visite, fit remarquer Ottweiler avec un léger sourire. Et puis, soyons franc, Junyan : y a-t-il quelqu’un qui sache ce qui se passe vraiment dans la Galaxie et qui se laissera abuser par ma… discrétion ? Même si je ne préparais pas une des habituelles diaboliques machinations de Mesa et de Manpower, tout le monde supposerait que c’est le cas. Cela étant, pourquoi prendre la peine de ramper dans le noir pour rien ? »
L’apparente légèreté de son visiteur n’amusait pas Hongbo mais il se contenta de hausser les épaules et de boire une gorgée de café.
« Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous sur ce point, fit-il d’un ton égal en posant sa tasse. Cela dit, vous n’avez sans doute pas tout à fait tort et, de toute manière, vous êtes ici. Que puis-je pour vous ?
— Je viens de recevoir une assez longue dépêche de chez moi », reprit Ottweiler, plus sérieux. Il posa sa tasse à son tour, sur la soucoupe, et la soucoupe sur ses genoux.
« Quel genre de dépêche ? » Les yeux du vice-commissaire s’étaient étrécis et une pointe de tension mal réprimée perçait dans sa voix. Comme son visiteur faisait mine de s’étonner, il renifla bruyamment. « Vous ne m’en parleriez pas si ce n’était pas susceptible de concerner notre… arrangement, Valéry. Et, je ne sais pas pourquoi, je doute que ça me fasse plaisir.
— Ma foi, ça concerne bien notre arrangement, concéda Ottweiler. Et je ne vais pas prétendre que ça m’a beaucoup plu, à moi non plus, quand c’est arrivé.
— En ce cas, pourquoi ne pas m’en parler sans détour au lieu de chercher à l’enrober ?
— Très bien. Sans rien enrober, j’ai reçu l’ordre de vous dire qu’il nous fallait accélérer le mouvement.
— Quoi ? » Hongbo le regardait avec une expression qui frôlait l’incrédulité.
« Il faut qu’on accélère le mouvement, répéta le Mesan.
— Pourquoi ? Et qu’est-ce qui vous fait croire que je peux réussir un coup pareil juste en appuyant sur un bouton ?
— On ne m’a pas dit pourquoi. » Ottweiler semblait insensible au sarcasme brûlant de la dernière question. « On m’a juste dit ce qu’on voulait. Et, exactement comme on m’en a donné l’instruction, je viens vous en parler. »
Hongbo le regarda un instant avec fureur puis se contraignit à prendre une profonde inspiration et à surmonter sa flambée de colère.
« Excusez-moi, dit-il, je sais que vous n’êtes que le messager. Mais ça ne change pas les réalités, Valéry. On ne peut pas bouger à toute vitesse sur un projet pareil, vous le savez.
— En des circonstances normales, je serais sûrement d’accord avec vous. En l’occurrence, toutefois, ça n’a guère d’importance. Je ne dis pas ça pour vous provoquer : la vérité est que j’ai des instructions et qu’elles ne nous autorisent aucune liberté de manœuvre.
— Soyez raisonnable, Valéry. Vous savez combien il m’a fallu travailler pour embarquer Lorcan dans ce projet ! Cet abruti de Thurgood a failli le faire mourir de peur avec ses histoires de croquemitaine sur les nouvelles super armes des Manties. Il est terrifié par l’idée que Byng pourrait subir de lourdes pertes si on en arrive à échanger des coups. Après les événements de Monica, ça ne risquerait pas de favoriser sa carrière. Ni la mienne, d’ailleurs. Compte tenu de la situation, il est plus important que jamais d’avoir toutes les demandes d’assistance soigneusement classées avant de bouger.
— Je comprends parfaitement ce point de vue, dit Ottweiler, apaisant, quoique son expression demeurât inflexible. Et je sais que faire bouger Verrochio ne sera pas la tâche la plus facile que vous ayez jamais entreprise, mais je crains que ce ne soit nécessaire.
— C’est impossible ! » Hongbo agita la main de frustration. « Même si Lorcan était prêt à bouger demain – ce qui, je vous l’assure, n’est pas du tout le cas –, Byng a divisé ses croiseurs de combat pour les envoyer se balader dans tout le secteur et visiter une demi-douzaine de systèmes indépendants à l’orée du Quadrant de Talbot, pour agiter notre drapeau. Il ne dispose que d’une division en Meyers. Et il n’existe pas un moyen dans toute la Galaxie, quelle que soit l’urgence, de convaincre Lorcan Verrochio d’envoyer une seule division en Nouvelle-Toscane après les horreurs que Thurgood lui a déversées dans l’oreille. Surtout à présent que, nous le savons, les Manties ont déployé au moins quelques croiseurs de combat modernes dans le Quadrant. Il s’inquiétait des croiseurs lourds, les croiseurs de combat le terrifient ! Il n’acceptera pas d’affronter pareille puissance de feu, à moins d’être sûr que Byng dispose d’un avantage numérique significatif. Ça n’arrivera pas, Valéry, point final !
— Je n’ai pas dit qu’il fallait envoyer Byng aujourd’hui, fit Ottweiler, mais nous avons besoin d’accélérer nos préparatifs.
— Je ne peux pas, dit platement Hongbo. Pas si on ne me laisse pas le temps de travailler Lorcan.
— Eh bien, il va falloir que ça change », répliqua Ottweiler tout aussi platement. Leurs regards s’affrontèrent un instant puis le Mesan continua : « Nos agents en Nouvelle-Toscane ont eux aussi reçu de nouvelles instructions, Junyan. Ils vont accélérer de leur côté, quoi qui se passe du vôtre.
— Alors il fallait me demander avant à quel point je suis capable d’accélérer ! renvoya le vice-commissaire en un quasi-grognement.
— On n’en a manifestement pas eu le temps, dit le Mesan comme s’il s’adressait à un enfant. Je ne sais pas tout ce qui se passe chez nous. Bon Dieu ! je n’en sais même pas la moitié. Mais je sais qu’on prend ça très au sérieux et qu’on réagit à des événements que je ne connais pas encore. Et on ne sera pas bien disposé envers quiconque bousillera le projet.
— À savoir ? » Les yeux d’Hongbo s’étaient étrécis à nouveau, et Ottweiler haussa les épaules.
« À savoir que je transmets les instructions, quelles qu’elles soient, et que, si on se met en colère contre quelqu’un, ce ne sera pas contre moi. »
Le Solarien le regarda avec hargne mais en sachant pourtant qu’il avait raison. Valéry Ottweiler n’avait pas imaginé tout cela pour lui gâcher sa semaine. Ce qui, malheureusement, signifiait aussi que la réaction furieuse dont il devrait s’inquiéter s’il n’obtempérait pas comme un petit pion docile ne serait pas la sienne. Il se rappela certains rapports au sujet d’Isabelle Bardasano et de la manière dont elle traitait ceux qui refusaient d’exécuter ses ordres. Puis il songea à l’allusion à peine voilée au Théâtre Audubon qu’avait faite le Mesan au début de cette nouvelle folle opération, et un frisson bien net traversa le magma de sa colère.
« Il y a des limites à ce que je pourrai faire, dit-il enfin. Pas à ce que je voudrai faire, mais à ce qui me sera possible. Je vous préviens tout de suite, et l’influence que vous avez sur moi n’y peut rien changer : si j’annonce à Lorcan qu’il doit changer son programme, il va péter les plombs direct. Les autres pièces que vous avez en place n’ont pas d’importance, ni ce qui nous arrivera ensuite, à Lorcan et à moi. L’opération sera dynamitée.
— Je vois. »
Ottweiler s’adossa, considérant Hongbo avec un peu plus de respect qu’à l’ordinaire. Le vice-commissaire était visiblement insatisfait et tout aussi visiblement effrayé, mais cela ne faisait qu’apporter de l’eau à son moulin. Et il avait sans doute raison, concéda son visiteur, selon lequel Lorcan Verrochio avait toujours incarné le risque d’échec le plus probable de tout le projet. Hélas ! c’était aussi le seul homme dont on ne pouvait se passer. Ou bien… ?
« Supposons, dit-il, qu’il arrive quelque chose au commissaire Verrochio. Que se passerait-il ? »
Un frisson bien plus profond et plus sombre traversa Hongbo Junyan, qui considéra le Mesan un moment puis secoua la tête.
« Officiellement, si… quelque chose arrivait à Lorcan, je remplirais ses fonctions jusqu’à ce que le ministère nous envoie un remplaçant. » Il tentait de dissimuler l’horreur glacée que lui inspirait ce qu’on lui suggérait. « Le problème est que tout le monde saurait que je ne suis qu’un remplaçant temporaire, et que personne ne voudrait fâcher le futur nouveau commissaire. Sans parler des gens qui se seraient opposés à vos buts pour des raisons personnelles. Thurgood, par exemple, traînerait les pieds aussi fort que possible, et je ne dispose pas des contacts de Lorcan – en tout cas pas officiellement – avec la Gendarmerie et les services secrets. Je pourrais peut-être m’en tirer, mais il y a quand même plus de chances pour que toute la machine se détraque. »
Ottweiler demeurait pensif. Hongbo lui rendit son regard aussi fermement que possible : ce qu’il venait de dire était vrai, et il espérait son interlocuteur assez intelligent pour l’accepter.
« Très bien, dit enfin le Mesan, je saisis ce point de vue. Mais, en ce cas, nous nous retrouvons avec le problème de le… motiver. Que se passerait-il si je lui appliquais, disons, un peu plus de pression directe ?
— Honnêtement, je ne sais pas. » Ce que voulait dire Ottweiler ne faisait guère de doute dans l’esprit du vice-commissaire, surtout à la lumière des pressions exercées sur lui. « Jusqu’ici, continua-t-il, il a fait plus ou moins ce que vous vouliez parce que j’ai su le convaincre que c’était dans son intérêt et qu’au bout du compte il valait mieux que Manpower lui doive une faveur plutôt que l’inverse. Si on le menace, on ne peut pas savoir comment il réagira, mais il y a une bonne chance pour qu’il s’affole et prenne une initiative que ni vous ni moi n’apprécierions.
— Très bien, répéta Ottweiler, cette fois avec un soupir. Vous dites qu’il y a des limites à ce que vous pouvez faire. Précisez-moi ça.
— Ce que je ne peux pas faire, c’est aller lui dire que nous changeons des règles qu’il croyait connaître. En d’autres termes, il faut que je trouve le moyen de lui faire faire ce que nous voulons sans qu’il réalise pourquoi j’agis ainsi.
— Et vous croyez pouvoir y arriver ? » Le Mesan paraissait sceptique et Hongbo ne lui en voulait pas. Malgré cela, et en dépit de ses graves inquiétudes, le vice-commissaire sourit.
« Je le gère comme ça depuis longtemps, en fonction des besoins, dit-il. Je ne peux pas promettre de le pousser à faire exactement ce que vous voulez mais je crois pouvoir l’influencer pour qu’il en fasse l’essentiel.
— Le plus important est de nous mettre en position aussi rapidement que possible, dit Ottweiler. Je sais que le projet original était d’attendre au moins une ou deux « plaintes spontanées » supplémentaires de la Nouvelle-Toscane. Malheureusement, le planning que j’ai reçu avec mes dernières instructions stipule que l’incident clef doit se produire dans moins d’un mois.
— Moins d’un mois ? » Hongbo ouvrit de grands yeux. « Que diable est-il arrivé à notre programme de six mois ?
— Je l’ignore. On m’a ordonné d’accélérer le mouvement mais je n’en sais pas plus. Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
— On ne doit toujours pas informer Byng de ce qui se passe vraiment ? interrogea le Solarien en observant avec attention les yeux d’Ottweiler.
— Non. Mes instructions sont très claires là-dessus. » Hongbo eut un hochement de tête intérieur. Le regard de son interlocuteur le révélait franc, au moins sur ce point et dans la mesure de ce qu’il savait. Donc…
« En ce cas, tout ce que nous pouvons faire, c’est dépêcher Byng en Nouvelle-Toscane en avance et espérer que son attitude envers les Manties soit aussi… impitoyable que vous semblez le croire. Je peux sûrement convaincre Lorcan d’envoyer Byng plus tôt, à condition qu’il nous croie toujours en train d’exécuter le fameux programme de six mois que vous m’aviez donné au début. » Il découvrit les dents en un fin sourire. « Je lui vendrai ça comme l’occasion pour l’amiral de mettre les pieds dans l’eau sur place – établir des contacts avec les autochtones et ainsi de suite. Lorcan y verra une manœuvre d’amorçage de la pompe.
— Ça pourrait marcher », acquiesça Ottweiler, dont l’esprit envisageait à toute vitesse les possibilités.
La rage de Byng vis-à-vis des Manticoriens était la raison pour laquelle on l’avait fait nommer à ce poste-là. S’il était de service quand se produirait l’incident critique, il réagirait sans doute de lui-même comme l’espéraient les Mesans. C’était en tout cas à souhaiter car Verrochio ne lui expliquerait jamais la véritable situation, pas plus qu’il lui donnerait les instructions façon « ne vous laissez pas marcher sur les pieds » que supposait le projet initial. Pas si le commissaire se croyait encore à plusieurs mois du jour où on appuierait sur le bouton.
« Si on l’envoie, toutefois, il faut s’assurer qu’il dispose d’une assez large proportion de son Groupe d’intervention pour avoir confiance en lui, dit Ottweiler, réfléchissant à haute voix. Je sais comment il aimerait réagir mais, s’il est inférieur en nombre, il pourrait tout de même décider de battre en retraite.
— C’est exactement ce que je me disais, acquiesça Hongbo. Ce qui veut dire qu’on ne peut pas l’envoyer demain, mais tout de même beaucoup plus tôt que ne l’exigeait le programme de départ. Et, franchement, je pense qu’on ne peut pas espérer mieux compte tenu des circonstances. Alors dites-moi, Valéry. » Il regarda son visiteur bien en face. « En gardant ces limitations pratiques en tête, avez-vous une meilleure idée ? »